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Entretien avec Lionel Naccache
Dans son Apologie de la discrétion, Lionel Naccache, spécialiste des neurosciences cognitives, répond, à l’aide des mathématiques, à plusieurs questions sur notre rapport au monde ; cherchant à savoir notamment s’il « correspond à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique discret, ou à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique continu ».
Propos recueillis par Perrine Simon-Nahum
Directrice de recherches au CNRS, professeur attaché au département de philosophie de l’ENS
L’Arche : Qu’est-ce que ce principe de discrétion que vous mettez au centre de votre livre, Apologie de la discrétion ? Pourquoi ce couple continuité/discrétion autour duquel vous déployez le monde ?
Lionel Naccache : Mon livre s’ouvre par une question : chacun d’entre nous fait partie du monde, à l’évidence. Pour autant, serait-il possible de préciser les modalités de ces relations d’appartenance ? Aussitôt formulée, l’idée d’utiliser une approche mathématique pour résoudre cette question m’a semblé féconde. Nous devons en effet aux mathématiques une distinction fondamentale entre les ensembles discrets d’une part, et les ensembles continus d’autre part. La différence entre le discret et le continu tient précisément à la relation entre chacun des éléments considérés isolément, et le reste de l’ensemble. Dans un ensemble discret, chaque élément est non seulement distinct des autres, mais son existence individuelle est soulignée par le fait qu’il existe des frontières tranchées entre lui et les autres. Dans un ensemble continu, si chaque élément demeure distinct des autres, il devient impossible de définir une frontière précise entre lui et eux. Cette absence de frontière individuelle nette se traduit par le fait qu’il existe une infinité d’autres éléments entre n’importe quel couple d’éléments, aussi proches soient-ils. Fort de cette idée mathématique, notre question du « faire partie du monde » peut être ainsi reformulée : notre rapport au monde correspond-il à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique discret, ou à celui d’un élément qui fait partie d’un ensemble mathématique continu ? Sommes-nous en continuité directe avec les autres, avec le reste de la nature, et d’ailleurs aussi avec nous-mêmes à travers le temps de notre existence, ou ressemblons-nous plutôt à une sorte de mosaïque discrète ?
Comment est-ce que je perçois l’autre ? Vous dites que l’idée de ce livre est née du contexte d’urgence que nous connaissons : mondialisation, terrorisme, complotismes, pandémie mais aussi dérèglement climatique, guerres, migrations, droits des minorités, inceste, homophobie. Sur quelle forme d’empathie débouche une réflexion menée à partir du couple discrétion/continuité ?
Les neurosciences ont permis de révéler l’existence de deux formes d’empathie. D’une part, une empathie involontaire, automatique voire réflexe, qui nous fait entrer subjectivement en résonance avec autrui, comme si nous vivions sa souffrance à sa place. Une empathie miroir de soi-même. D’autre part, nous pouvons aussi penser volontairement à ce qu’autrui éprouve tout en sachant qu’il s’agit de lui et non pas de nous. Cette seconde forme d’empathie est non systématique et requiert un effort cognitif conscient.
L’empathie miroir présente toutes les caractéristiques d’une empathie pensée comme une continuité avec autrui. Il ne s’agit nullement ici d’un jugement moral mais simplement d’une simple description analytique : ta douleur ou ton ressenti ne trouvent grâce à mes yeux qu’à la condition expresse que je puisse faire cette même expérience moi-même.
À l’inverse, l’empathie volontaire, consciente et surtout lucide de la distance qui me sépare d’autrui et de sa souffrance, répond aux attentes d’un altruisme distancié de soi-même. Elle s’enracine dans la lucidité que moi et autrui formons deux entités distinctes et séparées, donc contiguës et non continues. On notera donc que se penser en contiguïté avec les autres et avec leur souffrance n’interdit nullement la possibilité de décider de se sentir responsable et solidaire d’eux. Une solidarité discrète qui se joue à travers ce que j’appelle un « comme si » de continuité entre moi et les autres.
Peut-on penser la philanthropie sur le mode de la discrétion ? Que devient alors la générosité ?
Absolument. En écho au point précédent, on pourrait distinguer, sans les opposer ni les critiquer, plusieurs formes de générosité : d’un côté celles qui procèdent d’une forme de résonance en miroir avec autrui, et de l’autre celles qui procèdent d’un altruisme plus distancié, avec toutes les formes intermédiaires. Nous naviguons sans doute tous sans cesse sur cette droite de la philanthropie, en nous montrant tantôt davantage continus, et tantôt davantage discrets dans notre souci du monde, et donc dans notre exercice de la générosité.
Dans cette odyssée de la discrétion, vous convoquez aussi le judaïsme là où le christianisme serait du côté de la continuité.
Examinées avec notre paire de lunettes discret/continu, les différentes traditions spirituelles peuvent être analysées comme étant plutôt à dominante discrète versus continue. Ici, le judaïsme apparaît comme l’une des traditions spirituelles les plus discrètes qui soient. Les exemples abondent, depuis l’injonction faite à Adam de nommer par un acte verbal discret chaque espèce animale, jusqu’au premier commandement de la Torah qui vise la discrétisation humaine du calendrier, c’est-à-dire l’invention d’un temps humain discret dans lequel se joueront nos existences… L’invention même du monothéisme juif relève du principe de discrétion : l’idée d’un Créateur non confondu avec ses créatures et avec l’univers créé conduit nécessairement à l’idée de séparation discrète entre les partenaires mis en présence : Dieu d’un côté, chacun des hommes de l’autre, et le reste de la nature encore à part. On retrouve ici cette idée d’une relation de contiguïté entre les hommes et Dieu. La figure de l’individu qui se tient debout face à son Créateur est au cœur de la conception juive discrète de l’existence. Cette relation de contiguïté sera floutée par d’autres traditions spirituelles, et notamment par le christianisme qui, en introduisant le concept christique d’homme-Dieu, a introduit une solution de continuité entre l’humain et le divin. Le christianisme contient évidemment des courants et des concepts discrets, et inversement, le judaïsme comporte des courants plus continuistes (exemples : hassidismes et piétismes). Mais dans l’ensemble, le judaïsme pharisien m’apparaît comme l’une des traditions religieuses les plus discrètes qui soient.
Vous citez Spinoza et Bergson. En quoi leur pensée peut-elle être inspirante ?
Mon livre emprunte sa forme à l’Éthique de Spinoza, à la fois en hommage à la génialité de cette œuvre mais également pour m’en démarquer. Alors que le principe de discrétion est au cœur de la thèse développée dans mon essai, la philosophie de Spinoza me semble incarner l’idée de continuité entre l’individu et le reste du monde sous une forme radicale. La confrontation avec elle m’est en effet inspirante, tout comme en philosophie, en sciences ou en pensée talmudique, la confrontation entre des idées contraires nous aide à aborder le monde d’une manière minimalement plus complexe, et donc souvent plus juste. Quant à Bergson, son affinité avec Spinoza et sa trajectoire spirituelle ont attiré mon attention.
Lionel Naccache est neurologue, spécialiste des neurosciences cognitives.
À LIRE :
Apologie de la discrétion – Comment faire partie du monde ?, de Lionel Naccache, éd. Odile Jacob, 336 p., 23,90 €